LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL A ÉTÉ SAISI le 2 avril 2021 par la Cour de cassation (troisième chambre civile, arrêts nos 403 et 404 du 1er avril 2021), dans les conditions prévues à l'article 61-1 de la Constitution, de deux questions prioritaires de constitutionnalité. Ces questions ont été posées respectivement pour M. Abdul S. et autres par la SCP Piwnica et Molinié, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, et pour M. Christian B. et autres par la SCP Hélène Didier et François Pinet, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation. Elles ont été enregistrées au secrétariat général du Conseil constitutionnel sous les nos 2021-915 QPC et 2021-916 QPC. Elles sont relatives à la conformité aux droits et libertés que la Constitution garantit, pour la première, des deuxième et quatrième alinéas de l'article L. 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et, pour la seconde, de ce même article.
Au vu des textes suivants :
- la Constitution ;
- l'ordonnance n° 58-1067 du 7 novembre 1958 portant loi organique sur le Conseil constitutionnel ;
- le code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;
- l'ordonnance n° 2014-1345 du 6 novembre 2014 relative à la partie législative du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique ;
- la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique ;
- le règlement du 4 février 2010 sur la procédure suivie devant le Conseil constitutionnel pour les questions prioritaires de constitutionnalité ;
Au vu des pièces suivantes :
- les observations présentées pour M. Christian B. et autres, par la SELARL Publi-Juris, avocat au barreau de Nantes, enregistrées le 19 avril 2021 ;
- les observations présentées pour M. Abdul S. et autres par la SCP Piwnica et Molinié, enregistrées le 20 avril 2021 ;
- les observations présentées pour la société Territoire d'innovation, partie au litige à l'occasion duquel la première question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, Sebagh, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le 21 avril 2021 ;
- les observations présentées pour la société Alter public, partie au litige à l'occasion duquel la seconde question prioritaire de constitutionnalité a été posée, par la SCP Célice, Texidor, Périer, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, et Me Pierre Brossard, avocat au barreau d'Angers, enregistrées le même jour ;
- les observations présentées par le Premier ministre, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l'association des maires de France, l'assemblée des communautés de France et la fédération des élus des entreprises publiques locales par la SCP Boré, Salve de Bruneton et Mégret, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour l'association nationale des établissements publics fonciers locaux et l'établissement public foncier de l'Ain par Me Nicolas Gautier, avocat au barreau de Lyon, enregistrées le même jour ;
- les secondes observations présentées pour M. Christian B. et autres par la SELARL Publi-Juris, enregistrées le 5 mai 2021 ;
- les secondes observations présentées pour M. Abdul S. et autres par la SCP Piwnica et Molinié, enregistrées le 6 mai 2021 ;
- les secondes observations présentées pour la société Territoire d'innovation par la SCP Bauer-Violas, Feschotte-Desbois, Sebagh, enregistrées le même jour ;
- les observations en intervention présentées pour la société Bligny, par Me Karine Destarac, avocat au barreau de Paris, enregistrées le 27 mai 2021 ;
- les autres pièces produites et jointes au dossier ;
Après avoir entendu Me François Molinié, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour M. Abdul S. et autres, Me Wistan Plateaux, avocat au barreau de Nantes, pour M. Christian B. et autres, Me Olivia Feschotte-Desbois, avocate au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la société Territoire d'innovation, Me Bertrand Périer, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour la société Alter Public, Me Gautier, pour l'association nationale des établissements publics fonciers locaux et l'établissement public foncier de l'Ain, Me Louis Boré, avocat au Conseil d'État et à la Cour de cassation, pour l'association des maires de France, l'assemblée des communautés de France et la fédération des élus des entreprises publiques locales, Me Grégory Vaysse, avocat au barreau de Paris, pour la société Bligny, et M. Philippe Blanc, désigné par le Premier ministre, à l'audience publique du 1er juin 2021 ;
Et après avoir entendu le rapporteur ;
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL S'EST FONDÉ SUR CE QUI SUIT :
1. Il y a lieu de joindre les deux questions prioritaires de constitutionnalité pour y statuer par une seule décision.
2. La question prioritaire de constitutionnalité doit être considérée comme portant sur les dispositions applicables au litige à l'occasion duquel elle a été posée. Dès lors, le Conseil constitutionnel est saisi de l'article L. 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique dans sa rédaction résultant de la loi du 23 novembre 2018 mentionnée ci-dessus ainsi que des deuxième et quatrième alinéas de ce même article dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 6 novembre 2014 mentionnée ci-dessus.
3. L'article L. 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, dans sa rédaction résultant de la loi du 23 novembre 2018, prévoit : « Les biens sont estimés à la date de la décision de première instance.
« Toutefois, et sous réserve de l'application des dispositions des articles L. 322-3 à L. 322-6, est seul pris en considération l'usage effectif des immeubles et droits réels immobiliers un an avant l'ouverture de l'enquête prévue à l'article L. 1 ou, dans le cas prévu à l'article L. 122-4, un an avant la déclaration d'utilité publique ou, dans le cas des projets ou programmes soumis au débat public prévu par l'article L. 121-8 du code de l'environnement ou par l'article 3 de la loi n° 2010-597 du 3 juin 2010 relative au Grand Paris, au jour de la mise à disposition du public du dossier de ce débat ou, lorsque le bien est situé à l'intérieur du périmètre d'une zone d'aménagement concerté mentionnée à l'article L. 311-1 du code de l'urbanisme, à la date de publication de l'acte créant la zone, si elle est antérieure d'au moins un an à la date d'ouverture de l'enquête publique préalable à la déclaration d'utilité publique.
« Il est tenu compte des servitudes et des restrictions administratives affectant de façon permanente l'utilisation ou l'exploitation des biens à la date correspondante pour chacun des cas prévus au deuxième alinéa, sauf si leur institution révèle, de la part de l'expropriant, une intention dolosive.
« Quelle que soit la nature des biens, il ne peut être tenu compte, même lorsqu'ils sont constatés par des actes de vente, des changements de valeur subis depuis cette date de référence, s'ils ont été provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée, par la perspective de modifications des règles d'utilisation des sols ou par la réalisation dans les trois années précédant l'enquête publique de travaux publics dans l'agglomération où est situé l'immeuble ».
4. Les deuxième et quatrième alinéas de ce même article, dans sa rédaction issue de l'ordonnance du 6 novembre 2014, prévoient :« Toutefois, et sous réserve de l'application des dispositions des articles L. 322-3 à L. 322-6, est seul pris en considération l'usage effectif des immeubles et droits réels immobiliers un an avant l'ouverture de l'enquête prévue à l'article L. 1 ou, dans le cas prévu à l'article L. 122-4, un an avant la déclaration d'utilité publique ou, dans le cas des projets ou programmes soumis au débat public prévu par l'article L. 121-8 du code de l'environnement ou par l'article 3 de la loi n° 2010-597 du 3 juin 2010 relative au Grand Paris, au jour de la mise à disposition du public du dossier de ce débat.
« Quelle que soit la nature des biens, il ne peut être tenu compte, même lorsqu'ils sont constatés par des actes de vente, des changements de valeur subis depuis cette date de référence, s'ils ont été provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée, par la perspective de modifications des règles d'utilisation des sols ou par la réalisation dans les trois années précédant l'enquête publique de travaux publics dans l'agglomération où est situé l'immeuble ».
5. Les premiers requérants, rejoints par l'une des parties intervenantes, reprochent à ces dispositions de prévoir des modalités inconstitutionnelles d'évaluation du bien exproprié en cas d'opération qu'ils qualifient d'« expropriation pour revendre ». En effet, elles ne permettraient pas au juge de l'expropriation d'accorder une juste et intégrale indemnité dès lors qu'elles lui imposent d'évaluer ce bien en considération de son seul usage effectif à une date située très en amont de celle à laquelle il fixe le montant de l'indemnité, sans lui permettre de tenir compte du prix auquel l'expropriant entend vendre le bien, dans des conditions déjà connues et lui permettant de réaliser une plus-value substantielle certaine. Ce faisant, elles méconnaîtraient les exigences de l'article 17 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen de 1789.
6. Pour les mêmes raisons, les autres requérants font valoir que le législateur aurait méconnu l'étendue de sa compétence dans des conditions affectant ces mêmes exigences.
7. Par conséquent, la question prioritaire de constitutionnalité porte sur les mots « s'ils ont été provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée » figurant au dernier alinéa de l'article L. 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique.
- Sur l'intervention de l'établissement public foncier de l'Ain :
8. Selon le deuxième alinéa de l'article 6 du règlement intérieur du 4 février 2010 mentionné ci-dessus, seules les personnes justifiant d'un « intérêt spécial » sont admises à présenter une intervention.
9. L'établissement public foncier de l'Ain ne justifie pas d'un tel intérêt spécial.
10. Par conséquent, son intervention n'est pas admise.
- Sur le fond :
11. Aux termes de l'article 17 de la Déclaration de 1789 : « La propriété étant un droit inviolable et sacré, nul ne peut en être privé, si ce n'est lorsque la nécessité publique, légalement constatée, l'exige évidemment, et sous la condition d'une juste et préalable indemnité ». Afin de se conformer à ces exigences constitutionnelles, la loi ne peut autoriser l'expropriation d'immeubles ou de droits réels immobiliers que pour la réalisation d'une opération dont l'utilité publique a été légalement constatée. La prise de possession par l'expropriant doit être subordonnée au versement préalable d'une indemnité. Pour être juste, l'indemnisation doit couvrir l'intégralité du préjudice direct, matériel et certain, causé par l'expropriation. En cas de désaccord sur la fixation du montant de l'indemnité, l'exproprié doit disposer d'une voie de recours appropriée.
12. En application des articles L. 311-5 et L. 311-6 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, lorsqu'ils ne parviennent pas à un accord amiable sur le montant de l'indemnité, l'expropriant et l'exproprié peuvent saisir le juge de l'expropriation. Il lui appartient alors de fixer le montant de cette indemnité selon les modalités prévues aux articles L. 322-1 à L. 322-13. Le premier alinéa de l'article L. 322-2 prévoit à cet égard qu'il apprécie la valeur des biens expropriés à la date de la décision de première instance. Le deuxième alinéa de ce même article impose néanmoins au juge de prendre en considération, sous réserve de certains cas, l'usage effectif du bien exproprié à une date de référence antérieure à cette date. Son dernier alinéa exclut par ailleurs la prise en compte par le juge de l'expropriation des changements de valeur subis par le bien depuis la date de référence, lorsqu'ils résultent de certaines circonstances.
13. Parmi ces circonstances, les dispositions contestées interdisent au juge de tenir compte des changements de valeur du bien exproprié lorsqu'ils sont provoqués par l'annonce des travaux ou des opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée par l'expropriant.
14. Il en résulte que la hausse de la valeur vénale du bien exproprié résultant, le cas échéant, d'une telle circonstance n'a pas vocation à être prise en compte dans le calcul de l'indemnité due à l'exproprié, alors même que l'expropriant entend céder le bien à un prix déjà déterminé et incluant cette hausse.
15. En premier lieu, d'une part, l'expropriation d'un bien ne peut être prononcée qu'à la condition qu'elle réponde à une utilité publique préalablement et formellement constatée, sous le contrôle du juge administratif.
16. D'autre part, en interdisant au juge de l'expropriation, lorsqu'il fixe le montant de l'indemnité due à l'exproprié, de tenir compte des changements de valeur subis par le bien exproprié depuis la date de référence lorsqu'ils sont provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée par l'expropriant, les dispositions contestées visent à protéger ce dernier contre la hausse de la valeur vénale du bien résultant des perspectives ouvertes par ces travaux ou opérations.
17. Le législateur a ainsi entendu éviter que la réalisation d'un projet d'utilité publique soit compromise par une telle hausse de la valeur vénale du bien exproprié, au détriment du bon usage des deniers publics. Ce faisant, il a poursuivi un objectif d'intérêt général.
18. En second lieu, pour assurer la réparation intégrale du préjudice direct, matériel et certain causé par l'expropriation, le juge peut tenir compte des changements de valeur subis par le bien exproprié depuis la date de référence à la suite de circonstances autres que celles prévues au dernier alinéa de l'article L. 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique. À ce titre, il peut notamment prendre en compte l'évolution du marché de l'immobilier pour estimer la valeur du bien exproprié à la date de sa décision.
19. Il résulte de tout ce qui précède que les dispositions contestées ne portent pas atteinte à l'exigence selon laquelle nul ne peut être privé de sa propriété que sous la condition d'une juste et préalable indemnité. Le grief tiré de la méconnaissance de l'article 17 de la Déclaration de 1789 doit donc être écarté.
20. Par conséquent, ces dispositions, qui ne sont pas entachées d'incompétence négative et ne méconnaissent aucun autre droit ou liberté que la Constitution garantit, doivent être déclarées conformes à la Constitution.
LE CONSEIL CONSTITUTIONNEL DÉCIDE :
Article 1er. - L'intervention de l'établissement public foncier de l'Ain n'est pas admise.
Article 2. - Les mots « s'ils ont été provoqués par l'annonce des travaux ou opérations dont la déclaration d'utilité publique est demandée » figurant au dernier alinéa de l'article L. 322-2 du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique, dans ses rédactions issue de l'ordonnance n° 2014-1345 du 6 novembre 2014 relative à la partie législative du code de l'expropriation pour cause d'utilité publique et résultant de la loi n° 2018-1021 du 23 novembre 2018 portant évolution du logement, de l'aménagement et du numérique, sont conformes à la Constitution.
Article 3. - Cette décision sera publiée au Journal officiel de la République française et notifiée dans les conditions prévues à l'article 23-11 de l'ordonnance du 7 novembre 1958 susvisée.
Jugé par le Conseil constitutionnel dans sa séance du 10 juin 2021, où siégeaient : M. Laurent FABIUS, Président, Mme Claire BAZY MALAURIE, M. Alain JUPPÉ, Mmes Dominique LOTTIN, Corinne LUQUIENS, MM. Jacques MÉZARD, François PILLET et Michel PINAULT.
Rendu public le 11 juin 2021.